Chroniques

Un système en mutation

À livre ouvert

C’est un des thèmes récurrents de la politique helvétique depuis quelques décennies: l’assurance maladie. Le système helvétique détonne, par rapport aux modèles britanniques, français et allemands. La collecte de prime non indexée au revenu – pour les classes salariales qui ne bénéficient pas des subsides cantonaux – entraîne une situation remarquable: alors que la Suisse consacre à la santé une part de son produit intérieur brut (PIB) similaire à celle de la France ou de l’Allemagne (environ 12% du PIB), la population helvétique prend directement en charge une part de ces frais plus grande que celle qui revient aux populations voisines. Pour les salaires modestes, et toujours plus pour les salaires médians, la part du revenu engloutie par l’assurance maladie représente un souci financier majeur. Dès lors, la thématique touche immédiatement au porte-monnaie des ménages, et revient chaque année d’une manière ou d’une autre sur le devant de la scène. La votation simultanée du 9 juin 2024 sur deux initiatives populaires n’en est que l’illustration la plus récente.

Geoffroy Legentilhomme a consacré à l’histoire de ce système une thèse de doctorat très intelligente, rédigée à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Genève) et tout juste publiée aux éditions Alphil. Intelligente, la thèse l’est en particulier par la perspective adoptée: plutôt qu’une chronique ou une analyse strictement chronologique des votations successives, Geoffroy Legentilhomme aborde des thématiques variées et navigue entre plusieurs niveaux d’analyse. Toujours attentif à soigner son lectorat, qui se perdrait facilement dans les méandres de cette histoire compliquée, l’auteur propose des analyses claires et évite l’écueil de l’exhaustivité. A la fin de la lecture des quelque trois cents pages du livre, de nombreuses questions demeurent et de nouvelles émergent – signe que l’ouvrage stimule la réflexion.

Le titre, Entre mutualisme et marché1>Geoffroy Legentilhomme, Entre mutualisme et marché. Le développement du système suisse d’assurance-maladie (XIXe-XXe siècles), Neuchâtel: Alphil, 2024, annonce la mutation que traverse la Suisse entre le XIXe siècle et nos jours. Le livre s’ouvre par un état des lieux avant l’adoption de la première Loi sur l’assurance maladie et accident (LAMA, 1911) et replace l’origine de la pratique à l’intersection entre mouvement ouvrier et philanthropie. L’assurance est d’abord organisée sous forme mutualiste: les caisses sont locales, associées à un métier, à une confession, ou encore à une entreprise spécifique. Les membres sont, au moins dans l’idéal, engagés dans la gestion quotidienne de la caisse. Une affiliation contribue à la définition de l’identité individuelle, et les membres défilent régulièrement en cortège derrière leur drapeau. Avec la régularisation des activités ouverte par la LAMA et les subsides fédéraux versés aux caisses qui en respectent les principes, la nature de l’assurance change progressivement. Les caisses fusionnent, s’agrandissent, connaissent une expansion géographique notable. Mais elles ne s’adressent toujours qu’aux classes salariales inférieures.

A partir des années 1930, des assurances maladie privées voient le jour. Celles-ci, qui ne cherchent pas à toucher les subsides fédéraux, convoitent les classes salariales moyennes et supérieures et leur proposent des produits adaptés. Un marché émerge. Les mutuelles, après avoir été un peu lentes au démarrage, entrent elles aussi dans la lutte pour cette partie de la population. Elles contribuent à la révision de la LAMA en 1964, et ainsi à la transformation de leur activité vers la situation que l’on connaît aujourd’hui. En l’espace d’un siècle, cette transformation est stupéfiante: de membres, les assurés sont devenus clients. Alors que l’on restait à vie affilié à une caisse, de plus en plus de Suisses changent chaque année au gré des primes. Mais «l’explosion des coûts», que Geoffroy Legentilhomme montre n’être de loin pas un phénomène nouveau, mais présent sur tout le siècle – au point où l’expression est considérée comme un «lieu commun» en 1971 déjà – ne semble pas avoir été contenue par ce système.

La thèse de Geoffroy Legentilhomme s’imposera comme une référence pour la réflexion sur l’histoire des assurances maladie en Suisse. Elle constitue une porte d’entrée utile pour comprendre les enjeux de longue durée de ce secteur. On regrettera que l’auteur n’ait pas mieux intégré la perspective des assurés eux-mêmes – que représentent les primes dans les dépenses d’un ménage? – ou certaines thématiques attendues – le lobbyisme existe-t-il à la même échelle à la moitié du XXe siècle? Notons pour finir que la belle prose de son auteur joint, à l’utile, l’agréable.

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Séveric Yersin est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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